exposition the-ogre.net / Galerie Suzanne Tarasieve

Installation réalisée avec Dylan Cote, 2021. Produite par iMAL Bruxelles et OYÉ.

Selon la légende du Golem de Prague, le Maharal animait son serviteur d’argile grâce aux pouvoirs des lettres E-M-E-T. À la fois protecteur et menace, le golem incarne l’ancêtre mythique des IA , muent par le code et l’information. Au temps des prophéties sur l’autonomie des machines, le projet EMET se penche sur ce mythe moderne et ses racines ancestrales. Loin d’être devenus des intelligences fortes, nos golems contemporains s’alimentent de données produites par une masse invisible de petites mains. EMET confronte cet imaginaire fantasmé de l’IA à sa réalité infigurable, à travers une installation mêlant recherches plastiques autour de la figure du golem numérique, et dispositif de matérialisation du travail invisible.

L’installation se constitue d’écrans à l’intérieur desquels se meuvent d’étranges créatures humanoïdes, dont les regards sont attirés par un objet au centre du dispositif. Il s’agit d’un clavier géant dont les touches sont activées de manière ininterrompue par des doigts invisibles. Des câbles relient écrans et clavier, si bien qu’une relation de connexion et d’interdépendance se crée entre ces entités. Les golems divaguent, sans véritable but, à l’intérieur de leur bulle numérique tandis que le clavier s’active de manière frénétique. Un brouillage des rôles s’opère. Qui travaille pour qui ? Où est la machine ?

Le clavier, composé de lettres, sources de vie du golem selon la légende, est aussi l’un des objets iconiques du travailleur du clic. Ses touches semblent s’activer de manière automatique, comme si ses utilisateurs n’étaient pas là, sous nos yeux, mais dans un endroit caché, à l’abri des regards. En mettant en scène cet objet animé, nous tentons de matérialiser, de manière paradoxale, à la fois la présence et l’absence des producteurs de données. L’aspect mécanique et répétitif des tâches est exacerbé non seulement par cet assemblage mécanique, mais également par le son qu’il produit.

À la manière du golem traditionnel, nos créatures sont tout d’abord modelée en argile. Elles prennent une forme humanoïde grossière que nous scannons grâce au procédé de photogrammétrie. Une fois numérisées, ces sculptures sont retravaillées en 3D, puis animées en motion capture. Dès lors, la forme inerte prend vie. Bien que leur aspect fasse expressément ressortir leur dimension numérique, ces créatures gardent en elles des traces de leur concepteur sous de nombreuses empreintes de doigts formant leur enveloppe charnelle. Derrière la machine, on retrouve toujours l’humain.

  • Pour aller plus loin

    Peut-on percevoir aujourd’hui la technologie autrement que sous le prisme du danger ? Alors que l’intelligence artificielle ne cesse d’infiltrer de nouvelles couches, jusqu’alors étanches, de notre quotidien, l’installation de Pierre Lafanechère et Dylan Cote interpelle. Une machine s’y élève comme un autel composé d’un clavier d’ordinateur que sept petits écrans auréolent tels les vitraux d’une abside. Sur leurs fonds ébène, des créatures humanoïdes flottent, entre fœtus et monstres en pleine cryogénisation. Soudainement, comme animées par leur fluide invisible, les touches du clavier s’activent frénétiquement, laissant le spectateur pantois face au constat de sa propre impuissance. Voilà le mutique mais non moins éloquent tableau de nos sociétés modernes, où tout paraît chanceler vers le gouffre de la menace. Pourtant, fort de son aura étrangement ecclésiastique, ce dispositif honore avec solennité la nouvelle croyance qui gouverne le XXIe siècle : une foi aveugle dans le numérique, dans l’infini foisonnement du big data ou encore dans les perspectives ouvertes par l’intelligence artificielle.


    Habitué à orchestrer la fusion du matériel et du virtuel, le duo qui en est l’auteur s’amuse précisément à manipuler les nouvelles technologies pour mieux en faire ressortir les risques, notamment lorsqu’elles s’avèrent cacher des réalités bien moins abstraites – et absconses. Celles, très concrètes, de la surveillance de la population par la géolocalisation, ou des potentiels dangers liés à la substitution progressive d’un monde numérisé à notre réalité, entre autres thématiques de leurs précédents projets. Réalisée en 2021, cette nouvelle installation du duo porte quant à elle le nom d’Emet, mot hébreu qui signifie “vérité”. Selon un mythe juif, lorsqu’elles étaient écrites sur le front d’un être anthropomorphe modelé dans l’argile, ces quatre lettres à elles seules pouvaient lui donner la vie.

    Alors se dresse le Golem. Faite de boue et de terre, protéiforme, malléable et servile par essence, l’entité est soumise aux moindres désirs de son créateur. Dénuée d’esprit et de libre-arbitre, elle peut également se montrer dangereuse et hors de contrôle. Aussi bien par son symbole que sa mythologie, la figure séculaire devient à notre époque l’avertisseur des dérives du progrès, menaçant l’humain d’être dépassé par son œuvre. Car qui sont les golems de notre époque ? Les robots, alimentés par une intelligence artificielle qui pourrait un jour nous dominer ? Ou ne seraient-ils pas ces femmes et hommes invisibles, placés d’un bout à l’autre des chaînes algorithmiques dont ils sont devenus malgré eux les esclaves ? On y entendrait notamment les voix étouffées des employés d’Amazon Mechanical Turk, contraints à passer leur journée à répondre aux milliers de questions de leur ordinateur pour affiner les connaissances desdits robots. Alors, le golem se fait le fantôme muet de la précarité qui hante ces tissus numériques, si denses et complexes qu’ils parviennent à effacer ce qui reste de l’humain… pourtant à leur origine.


    Lorsque les touches du clavier d’ordinateur d’Emet montent et descendent, comme les touches d’un piano activées par un joueur fantôme, un cliquetis incessant se fait entendre. Certains y reconnaîtraient le son des gouttes de pluie sur une table, d’autres le bruit de fond des open spaces où des millions de salariés s’activent, soumis au rythme d’une production aliénante. Quant aux sept créatures sans visages lévitant sur les écrans, c’est une réalité socio-économique fondée sur la dispersion et l’isolement de l’individu qu’elles évoquent : privées d’identité, alignées et isolées par leurs cadres, elles pourraient contre leur oppresseur former une invincible machine polycéphale mais ne sont plus qu’un ersatz de communauté, où la séparation physique et l’anonymat enrayent tout espoir de révolte. Le plus intrigant reste sans doute l’amoncellement de pierres blanchâtres aux pieds de cette structure. C’est à cet endroit, sans doute, que la science-fiction se fond dans un nécessaire archaïsme, rappelant sobrement le cycle de la vie selon lequel tout être est fait de poussière et redeviendra poussière. Une fois soumis aux algorithme et aux intelligences artificielles, qui aspirent son effort et l’enchaînent dans la dépendance, l’humain démiurge se voit autant asservi lorsqu’il les utilise que lorsqu’il les façonne, tissant les toiles de sa future exploitation. Face à l’absurdité des pièges qu’il s’est lui-même tendu, ne préfèrerait-on pas finalement le confort cynique du pragmatisme ?


    Emet est une œuvre autonome et délibérément ambiguë qui interroge les origines de sa propre autogénération. S’ils sont ici numérisés, les sept golems sont d’abord nés des mains des artistes, dans une argile ensuite modélisée en 3D qui laisse apparaître ses origines matérielles. Sous le clavier, le mécanisme de rotation des touches apparaît dans une boîte transparente en plexiglas, tandis que les câbles des écrans pendent visiblement derrière eux pour rappeler leur alimentation électrique commune. Dès le départ, la machine révèle ses racines et lève tout mystère sur sa conception, fuyant la béatitude de la croyance et l’illusion d’une technologie enchanteresse. En s’emparant explicitement des armes du capitalisme comme supports de création, dévoilant leurs failles et leurs combines, le duo entrouvre des portes de sortie et prouve que les dangers du monde contemporain peuvent se changer en outils de résistance dans l’art et la vie. Mais gare à ne pas s’engouffrer dans l’écueil facile du fatalisme, et ainsi risquer d’affronter l’autre versant de la pièce. Ne l’oublions pas : d’après la légende, effacer l’initiale d’emet du front du golem permettrait de le neutraliser. La “vérité” céderait alors sa place à la met, qui en hébreu signifie la mort.

    Texte de Matthieu Jacquet